Lettre ouverte
à monsieur le ministre de l’enseignement supérieur
En ces circonstances exceptionnelles que vit notre patrie, je voudrais par la présente partager avec vous les espoirs et les préoccupations du corps de l’enseignement supérieur, en tant qu’enseignant-chercheur.
Le peuple tunisien a tranché : il a chassé dans le sang un dictateur-ignorant qui a régné durant vingt trois années, vingt trois longues années durant lesquelles nous avons tous vécu sous une véritable chape de plomb et de terreur. Les résultats de cette dictature abjecte ont été terribles : destruction des libertés publiques, interdiction de rassemblement, interdiction de manifester, interdiction de penser, interdiction de s’exprimer librement, interdiction d’exercer le moindre droit pourtant garanti par la constitution de notre pays, bien que devenue un véritable jouet entre les mains de ce dictateur sans foi ni loi. Pourtant, ce peuple magnifique qu’est le peuple tunisien a décidé d’y mettre fin : face à une répression sinistre et féroce de tous les corps de la nation, ce peuple a sonné le départ du dictateur-voleur le chassant même du territoire national, comme pour l’en purifier, et les cieux ont exaucé ce vœu chèrement payé par le rouge sang, sang des purs et des innocents, celui de nos martyrs. A côté de l’indépendance de 1956 trônera désormais sans aucun doute la libération de 2011, avec ses martyrs et ses héros.
Du coup, l’odeur du jasmin a de nouveau envahi, précocement il est vrai, nos narines et nos cœurs, rappelant que ce peuple, vieux de près de trois mille ans, est un peuple qui garde précieusement son courage et sa volonté pour les véritables épreuves, affichant dans ses derniers retranchements son attachement viscéral à la liberté. Les horizons redeviennent de nouveau fréquentables et possibles, et les rêves peuvent rejoindre désormais la réalité, des rêves modestes de libertés et de droits, car l’esprit du devoir n’a jamais quitté ce peuple si modeste et si fier en même temps, ni notre profession.
Aussi bien, nos revendications légitimes ont repris forme, bien qu’elles ne nous aient jamais quitté depuis ce moment fort de notre combat pour nos droits que fut notre grande grève légitime de 2005. Cette dictature de sinistre mémoire a essayé de nous briser durant cette épreuve : nous nous en sommes sortis au contraire mille fois plus unis et plus forts.
De quoi rêvions-nous alors monsieur le Ministre ? Nous rêvions d’un projet pour notre université, un projet où le débat serait sa condition sine qua non, un projet pour préparer notre pays face aux impératifs de l’histoire : mettre notre université au niveau international afin d’essayer de rejoindre le concert des nations développées. C’est pour cette raison que je vous propose de réunir dès que possible les Etats généraux de l’Université afin d’instaurer ce débat devenu nécessaire, même si le gouvernement auquel vous participez est provisoire ; mais tirant toutefois sa légitimité de la révolution, votre action à la tête de ce ministère jettera ainsi les conditions et les fondements d’un nouveau départ, d’un nouveau dialogue sur la base d’un nouveau projet. Impliquer pleinement les enseignants-chercheurs dans ces Etats généraux par le débat et les forums -les premiers concernés pour la réussite de toute réforme- est une condition essentielle et unique pour le succès de ce projet.
D’abord améliorer les conditions de travail et de vie de l’université tunisienne : en tête de ce projet, la généralisation des pratiques démocratiques au sein de nos instances, à l’instar de ce qui a commencé à prendre forme au niveau national.
• De la base au sommet, certaines actions peuvent être prises : tout responsable d’institution dépendant de notre ministère devra être élu, ce qui assoit et renforce l’esprit de responsabilité et du choix démocratique, autant qu’académique, plus aucune nomination ne devra pouvoir être possible, la loi garantissant cette nouvelle pratique.
• Généralisation de l’élection du Conseil scientifique qui devra accéder au statut décisoire et non plus consultatif comme c’est le cas actuellement. Instaurer l’élection démocratique du président de l’université, comme cela se pratique dans les nations démocratiques, et la nôtre est désormais en cours de le devenir.
• Instaurer l’élection d’un chancelier des universités à partir des présidents d’université par la création d’une chancellerie des universités, véritable interlocuteur chargé du développement et de l’exigence académiques stricto sensu et du bon déroulement de la vie dans les universités. Ceci pourrait être l’occasion pour les citoyens aisés de faire des donations aux chancelleries qu’elles auront à gérer au profit des facultés ou des écoles (prix pour les travaux et bourses d’excellence) sous le strict contrôle annuel de la Cour des Comptes.
• Elever le nombre des membres des jurys de recrutement à sept membres afin de mettre fin à tous les comportements indignes qui ont eu lieu ces dernières années, de favoriser le recrutement sur le seul plan académique et pédagogique et non plus sur des critères clientélistes et de complaisance qui sont une offense aux efforts et à la dignité du candidat. Instaurer de facto l’élection des membres des jurys nationaux de recrutement en y incluant, comme cela se pratique ailleurs, un tiers de ses membres issus du syndicat de l’enseignement supérieur et mandatés par lui-même, afin de veiller sur les chances professionnelles de chaque candidat et de cesser de briser les carrières des candidats.
• Faire appel exclusivement lorsque le besoin d’enseignant se fait sentir, et à chaque fois que cela est possible, à des personnels titulaires de doctorat pour hisser toujours plus haut le niveau des étudiants et favoriser leur intégration dans la vie professionnelle, en optant pour le recrutement dans une vision claire et à long terme et par l’usage des contrats lorsque ce premier choix ne peut être offert.
• Il faudrait sans doute aller jusqu’au bout de la réforme entamée concernant le statut des enseignants, comme ce fut le cas ailleurs : faire exister un seul corps enseignant divisé en maîtres de conférences titulaires du doctorat et en professeurs titulaires de l’habilitation. Pour le passage de grade de professeur, le maître de conférences devra passer l’habilitation, ce qui représente un gain de temps considérable pour pouvoir disposer d’un corps enseignant suffisant pour l’encadrement des étudiants. Par la suppression de la fonction d’assistants et de maîtres assistants, l’université supprime le clientélisme qui régit les relations entre l’actuel corps B et le corps A et les pressions dont est souvent victime le corps B. Ainsi, le nouveau maître de conférences pourra former des groupes de recherches avec les jeunes étudiants diplômés de master et les amener, pour les meilleurs d’entre eux, au doctorat. De ce fait, la relève pour l’enseignement et la recherche sera-t-elle assurée dans la continuité et l’excellence.
• Créer des instituts de recherche afin d’impulser l’excellence et l’exigence dans l’académisme ; est-il acceptable que la première université tunisienne soit classée à plus de 5300 places de la première sur une liste de 12000 universités mondiales sur un classement pourtant clément et s’en satisfaire ? Et nous ne parlons pas du classement selon les principes de Berlin ni encore moins de celui de l’Université de Shanghai (ARWU) qui n’en retient que les 500 premières dans le monde. L’augmentation du nombre de groupes et d’unités de recherches , même avec des petits budgets, permettra la motivation et l’émulation entre les chercheurs de chaque discipline et finira par hisser le niveau de la recherche et, forcément, celui des étudiants. Un bilan sans complaisance devra être fait tous les trois ans par un collège de chercheurs reconnus par leurs pairs pour leur compétence pour suivre les résultats de chaque groupe afin de renouveler ou supprimer, selon les résultats obtenus, les subventions, y compris les subventions mixtes, publique et privée. Il ne faudrait pas renouveler l’expression et les modalités de la gestion malheureuse du CERES qui, en termes de bilan sur le plan académique, malgré les grands moyens dont ce centre dispose, ne fait pas honneur à l’université tunisienne.
• Ouvrir l’université sur son milieu social et économique pour attirer des investisseurs, permettant ainsi la création de bourses d’excellence en accord avec des entreprises publiques et privées, pour les meilleurs étudiants aussi bien pour des études en Tunisie qu’à l’étranger.
• Soumettre la direction de l’école doctorale et de la commission d’habilitation à diriger les recherches à l’élection démocratique et transparente pour en finir définitivement avec les nominations coupables et complaisantes.
• Instaurer un mandat unique de trois années pour le décanat pour fermer la porte à tout opportunisme mal venu dans l’enceinte universitaire, le généraliser à la présidence de l’université et à la présidence de la chancellerie si cette institution venait à voir le jour. La succession élective à la responsabilité universitaire ne peut qu’être positive à l’institution universitaire.
• Suppression de toute autorisation de publication de quelque ministère que ce soit pour la publication des revues des facultés et instituer le doyen unique directeur formel de publication le temps de son décanat, pour mettre ainsi un terme une fois pour toutes au le contrôle policier indigne des esprits et des consciences et instituer la notion de liberté académique mais également celle de responsabilité.
Pour conclure, je vous dis monsieur le Ministre, que le corps des enseignants-chercheurs est prêt à assumer ses responsabilités dans cette révolution culturelle et institutionnelle dont notre ministère a si besoin, et à se lancer dans les chantiers ci-dessus évoqués. A vous maintenant de déclarer les Etats généraux de l’Université pour faire l’indispensable état des lieux, après la gestion désastreuse et incompétente des deux anciens derniers ministres de l’enseignement supérieur du dictateur-voleur, pour préparer notre université à faire face aux défis de demain qui attendent notre pays.
Je vous prie de bien vouloir agréer monsieur le Ministre l’assurance de ma considération.
Farid Khiari
Maître de conférence
Département d’histoire
Faculté des lettres et sciences humaines de Sousse
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